Une conférence sur l’Ethique

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 Une conférence sur l’Ethique 


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Ludwig Wittgenstein

Une conférence sur l’Ethique

 

Cette traduction est basée sur l’édition anglaise suivante : Ludwig Wittgenstein, « A Lecture on Ethics », The Philosophical Review, vol. 74, no 1,‎ janvier 1965, pp. 3-12. Le texte original est dans le domaine public dans tous les pays pour lesquels le droit d’auteur a une durée de vie de 70 ans ou moins après la mort de l’auteur. Cette traduction, réalisée avec le soutien de Wikimedia Italia, est publiée en janvier 2022 sous licence Creative Commons attribution. La traductrice remercie Andrea Di Gesu, Edward Lee-Six et Marion Leclair pour leurs précieuses remarques.


La conférence de Wittgenstein sur l’Ethique[1]

La conférence qui suit, jusqu’à présent inédite, a été préparée par Wittgenstein dans le but d’être prononcée à Cambridge à un moment qui se situe entre septembre 1929 et décembre 1930. Elle a probablement été lue devant une société connue sous le nom « Les Hérétiques » à laquelle Wittgenstein aurait donné un discours à cette époque. Le manuscrit ne porte pas de titre. Que l’on sache, celle-ci est la seule conférence grand public jamais composée ou prononcée par Wittgenstein. […].[2]

On est redevables envers M. Rush Rhees pour les informations sus-mentionnées et pour son aide à la préparation des matériaux qui suivent, ainsi qu’à lui et aux autres exécuteurs testamentaires littéraires de Wittgenstein, Mme Elizabeth Anscombe et le Professeur G.H. von Wright, de nous avoir accordé la permission de publier la conférence.

Les directeurs de la publication.


Ludwig Wittgenstein

Une conférence sur l’Ethique


Avant de commencer sur ce qui est à proprement parler mon sujet, permettez-moi de faire quelques remarques introductives. Je sens que je rencontrerai des difficultés importantes à vous communiquer mes pensées et je pense qu’au moins certaines de ces difficultés pourraient se voir diminuées si je vous les mentionnais au préalable. La première, que je n’ai presque pas besoin de mentionner, est que l’anglais n’est pas ma langue maternelle et par conséquent mon expression manque cette précision et cette subtilité qui sont souhaitables quand quelqu’un parle d’un sujet difficile. Tout ce que je peux faire est de vous demander de faciliter ma tâche en essayant de saisir le sens de ce que je dis en dépit des fautes que je serai constamment en train de commettre contre la grammaire anglaise. Le seconde difficulté que je mentionnerai est que plusieurs d’entre vous sont venus à ma conférence avec des attentes légèrement fausses. Et pour rectifier cela je dirai quelques mots sur la raison pour laquelle j’ai choisi le sujet que j’ai choisi. Quand votre ancien secrétaire m’a fait l’honneur de me demander de donner une conférence à votre association, j’ai d’abord pensé que j’accepterais certainement et ensuite que si j’allais avoir l’occasion de m’adresser à vous, ce serait à un sujet dont je tiens à vous parler et que je ne devrais pas gaspiller cette occasion en donnant un cours sur, disons, la logique. J’appelle cela gaspillage parce qu’afin de vous expliquer une question scientifique j’aurais besoin d’une série de conférences et non pas d’un discours d’une heure. Une autre alternative serait de vous présenter ce que l’on appelle une conférence scientifique “grand public”, c’est-à-dire une conférence qui aurait comme but de vous faire croire que vous comprenez une chose que vous ne comprenez en fait pas du tout et de satisfaire ce que je considère être un des désirs les plus bas des gens d’aujourd’hui, à savoir la curiosité superficielle sur les dernières découvertes de la science. J’ai rejeté ces alternatives et j’ai décidé de vous parler d’un sujet qui me paraît comme étant d’une importance générale, en espérant que cela puisse vous aider à clarifier vos pensées à ce propos (quand bien même vous seriez entièrement en désaccord avec ce que je dirai là-dessus). Ma troisième et dernière difficulté est une qui, en fait, concerne toutes les conférences philosophiques longues ; c’est le fait que l’auditeur est incapable de voir à la fois le chemin sur lequel il est conduit et le but auquel il mène. C’est-à-dire : soit l’auditeur pense « Je comprends tout ce qu’il dit, mais où diable est-ce qu’il veut en venir » soit il pense « Je vois où il veut en venir, mais comment diable est-ce qu’il va y aboutir ». Encore une fois, tout ce que je peux faire est de vous demander de la patience et d’espérer qu’à la fin vous verrez et le chemin et le but auquel il mène.

Maintenant je vais commencer. Mon sujet, comme vous le savez, est l’Ethique et j’adopte la définition de ce terme donnée par le Professeur Moore dans son livre Principia Ethica. Selon lui « l’Ethique est l’enquête générale sur ce qui est bien ». Maintenant je vais utiliser le terme Ethique dans un sens légèrement plus large, dans un sens qui en fait inclut ce que je considère être la partie la plus essentielle de ce que l’on appelle en général l’Esthétique. Et pour rendre le plus clair possible ce que je considère être l’objet [subject matter] de l’Ethique je vais mettre devant vous un certain nombre d’expressions plus ou moins synonymes, dont chacune pourrait se substituer à la définition ci-dessus ; en les énumérant ainsi je voudrais produire chez vous l’effet que Galton a produit quand il a pris un certain nombre de photos de visages différents sur la même plaque photographique afin d’obtenir une idée des caractéristiques typiques que ces visages avaient en commun. Et en vous montrant de cette manière-là une photo collective je pourrais vous faire voir quel est, disons, le visage chinois typique ; de même si vous regardez cette série de synonymes que je mettrai devant vous, vous serez, j’espère, en mesure de voir les traits caractéristiques qu’ils ont tous en commun et ceux-là sont les caractéristiques de l’Ethique. J’aurais pu donc à la place de dire que « l’Ethique est l’enquête générale sur ce qui est bien » dire que l’Ethique est l’enquête sur ce qui a de la valeur ou sur ce qui est vraiment important, ou encore j’aurais pu dire que l’Ethique est l’enquête sur le sens de la vie ou sur ce qui rend la vie digne d’être vécue ou bien encore sur la bonne [right] manière de vivre. Je crois que si vous regardez toutes ces phrases vous allez avoir une idée approximative de ce que l’Ethique concerne. Maintenant, la première chose qui frappe quelqu’un au sujet de toutes ces expressions est que chacune d’entre elles est utilisée dans deux sens très différents. Je les appellerai le sens trivial ou relatif d’un côté et le sens éthique ou absolu de l’autre. Si, par exemple, je dis que cette chaise est une bonne chaise, cela veut dire que cette chaise sert un but prédéterminé et que le mot bon ici a du sens seulement dans la mesure où ce but a été fixé au préalable à ce propos. Et en fait le mot bon [good] dans son sens relatif veut simplement dire « correspondant à un certain standard prédéterminé ». Ainsi, quand on dit que cet homme est un bon pianiste on veut dire qu’il peut jouer des morceaux d’un certain degré de difficulté avec un certain degré d’habileté. Et de manière similaire si je dis qu’il est important pour moi de ne pas attraper un rhume je veux dire qu’attraper un rhume produit un certain nombre de perturbations descriptibles à ma vie quotidienne et si je dis que celui-ci est le bon chemin je veux dire que c’est le bon chemin par rapport à un certain objectif. Utilisées en ce sens ces expressions ne présentent aucun problème difficile ou profond. Mais ce n’est pas de cette manière que les utilise l’Ethique. Supposons que je pouvais jouer au tennis et que l’un de vous me voyait jouer et me disait « Eh, bien, vous jouez assez mal » et supposons encore que je répondais « Je sais, je joue mal, mais je ne veux pas jouer mieux que ça », tout ce que l’autre pourrait me dire est « Ah, alors ça va ». Mais supposons que j’avais raconté à l’un d’entre vous un mensonge grotesque et que cette personne venait me voir et me disait « Vous vous comportez comme un monstre » et que moi je répondais « Je sais que je me comporte mal, mais en même temps je ne veux pas me comporter mieux que ça », pourrait-il alors répondre « Ah alors ça va » ? Certainement pas ; il répondrait « Eh bien, vous devriez vouloir vous comporter mieux ». Ici vous avez un jugement absolu de valeur, alors que le premier exemple était un de jugement relatif. L’essence de cette différence de toute évidence se situe là : Tout jugement de valeur relative est un simple constat de faits et pourrait ainsi être formulé de telle manière à perdre toute apparence de jugement de valeur : A la place de dire « C’est le bon chemin pour Granchester », j’aurais également pu dire « Ce chemin est le chemin que vous devez emprunter si vous voulez arriver à Granchester le plus rapidement possible » ; « Cet homme est un bon coureur » veut simplement dire qu’il court un certain nombre de kilomètres en un certain nombre de minutes etc. Or, ce que je veux prétendre est que, alors que l’on peut montrer que tous les jugements de valeur relative sont de simples constats de faits, aucun constat de fait ne pourrait jamais être, ou sous-entendre, un jugement de valeur absolue. Je m’explique : Supposons que l’un d’entre vous soit une personne omnisciente et que de ce fait elle connaisse tous les mouvements de tous les corps au monde, vivants ou morts, ainsi que tous les états d’esprit de tous les êtres humains qui ont jamais vécu, et supposons que cette personne écrive tout ce qu’elle sait dans un grand livre ; alors ce livre contiendrait toute la description du monde entier ; eh bien l’important est que ce livre ne contiendrait rien que l’on pourrait appeler un jugement éthique ni rien qui pourrait logiquement impliquer un tel jugement. Il contiendrait bien sûr tous les jugements relatifs de valeur et toutes les propositions scientifiques vraies et en fait toutes les propositions vraies susceptibles d’être formulées. Mais tous ces faits décrits seraient, pour ainsi dire, énoncés au même niveau [level], et de la même manière toutes les propositions se situent au même niveau. Il n’y a pas de propositions qui, dans un sens absolu, sont sublimes, importantes, ou triviales. Maintenant peut-être que certains d’entre vous seront d’accord avec moi et se rappelleront les propos de Hamlet : « Rien n’est bon ni mauvais, mais c’est la pensée qui le rend tel ».[3] Mais cela pourrait aussi nous conduire à faire un contresens. Ce que dit Hamlet semble impliquer que le bien et le mal, qui ne sont pas pour autant des qualités du monde à l’extérieur de nous, sont pourtant des attributs de nos états d’esprit. Mais ce que je veux dire est qu’un état d’esprit, dans la mesure où par cette expression on désigne quelque chose que nous pouvons décrire, n’est ni bon ni mauvais dans un sens éthique. Si par exemple dans notre livre du monde on lit la description d’un meurtre avec tous ses détails physiques et psychologiques, la simple description de ces faits ne contient rien que l’on pourrait qualifier de proposition éthique. Le meurtre sera placé exactement au même niveau que n’importe quel autre événement, par exemple la chute d’une pierre. Certainement la lecture de sa description pourrait nous causer de la peine ou de la colère ou toute autre émotion, ou on pourrait aussi bien lire de la peine ou la colère qui ont été causées à d’autres gens quand ils l’ont appris, mais il n’y aura là que de simples faits – des faits et des faits, mais pas d’Ethique. Alors je dirais que si je contemple ce que l’Ethique devrait vraiment être si une telle science existait, le résultat me paraît évident. Il me semble évident que rien que l’on pourrait jamais penser ou dire ne serait la chose. Que nous ne pouvons pas écrire un livre scientifique dont le sujet serait intrinsèquement sublime et au-dessus de tous les autres sujets. Je ne peux que décrire mon sentiment avec la métaphore suivante, à savoir que si une personne écrivait un livre sur l’Ethique qui était véritablement un livre sur l’Ethique, ce livre détruirait, en explosant, tous les autres livres au monde. Nos mots, utilisés de la manière dont on les utilise dans les sciences, sont des vaisseaux capables de contenir et de véhiculer seulement des significations et du sens, des significations et du sens naturels. L’Ethique, si elle est quelque chose, est super-naturelle et nos mots ne peuvent exprimer que des faits : comme une tasse ne pourra jamais que contenir une tasse d’eau, quand bien même je serais à y verser un gallon. J’ai dit qu’en ce qui concerne des faits et des propositions, il n’y a que de la valeur relative et un bien relatif, un juste relatif etc. Le bon chemin est le chemin qui mène à une fin prédéterminée de manière arbitraire et il nous est assez clair qu’il n’y a pas de sens à parler de bon chemin hors du cadre d’un tel objectif prédéterminé. Maintenant voyons ce que nous pourrions éventuellement vouloir dire en utilisant l’expression « le chemin absolument bon ». Je pense que ce serait le chemin que tout le monde devrait emprunter en le voyant, avec une nécessité logique, et honte à ceux qui ne l’emprunterait pas. Et de même pour le bien absolu, s’il était un état des choses descriptible ce serait un bien que tout le monde, indépendamment de ses goûts et inclinations, devrait nécessairement faire advenir ou se sentir coupable de ne pas faire advenir. Et je voudrais dire qu’un tel état des choses est une chimère. Aucun état des choses n’a en lui ce que je voudrais appeler le pouvoir coercitif d’un juge absolu. Mais sinon, qu’avons nous tous en tête qui comme moi sommes toujours tentés d’utiliser des expressions telles que « bien absolu », « valeur absolue », etc., qu’avons nous en tête et que voulons nous exprimer ? A chaque fois que j’essaie de me rendre cela clair [make this clear to myself] il est normal que je me rappelle de cas où j’utiliserais sans aucun doute ces expressions et je me trouve alors dans la situation dans laquelle vous seriez si j’étais à vous donner, par exemple, une conférence sur la psychologie du plaisir. Ce que vous feriez serait d’essayer de vous rappeler de certaines situations typiques dans lesquelles vous avez toujours ressenti du plaisir. Car, en gardant une telle situation en tête, tout ce que je vous dirais deviendrait immédiatement concret pour vous et, pour ainsi dire, contrôlable [controllable]. Quelqu’un pourrait par exemple choisir comme son exemple par défaut [stock example] la sensation qu’il a quand il se promène sous un beau ciel d’été. Et moi, je suis en effet dans une situation pareille si je veux fixer dans mon esprit le sens de ce que je veux dire quand je dis valeur éthique ou absolue. Et là, dans mon cas, il se passe toujours que l’idée d’une expérience en particulier se présente à moi et qui, de ce fait, est mon expérience par excellence et cela est la raison pour laquelle, en vous parlant maintenant, je vais utiliser cette expérience comme mon premier exemple, avant toute autre [first and foremost]. (Comme je l’ai déjà dit, il s’agit là d’une question entièrement personnelle et d’autres pourraient trouver des exemples plus frappants.) Je vais décrire cette expérience afin de vous permettre si possible de vous rappeler de pareilles expériences, afin que nous ayons un terrain commun pour notre investigation. Je crois que la meilleure façon de la décrire est de dire qu’à chaque fois que je fais cette expérience je m’étonne de l’existence du monde [I wonder at the existence of the world]. Et je suis ensuite enclin à utiliser des phrases comme les suivantes : « comme c’est extraordinaire que quoi que ce soit existe » ou encore « comme c’est extraordinaire que le monde existe ». Je veux mentionner tout de suite une autre expérience que je connais bien et avec laquelle peut-être d’autres parmi vous sont familiers : c’est ce que l’on pourrait appeler l’expérience de se sentir absolument en sécurité. Je pense à cet état d’esprit où on est enclin à dire « Je suis en sécurité, rien ne peut me faire du mal quoiqu’il arrive ». Maintenant permettez-moi de considérer ces expériences, car elles présentent, je crois, les caractéristiques mêmes sur lesquelles nous essayons de nous éclairer. La première chose que je dois dire est que l’expression verbale que nous donnons à ces expériences est du non-sens [nonsense].[4] Si je dis « je m’étonne de l’existence du monde » je suis en train d’abuser du langage [I am misusing language]. Permettez-moi d’expliquer ce point : Il y a un sens parfaitement bon et clair à dire que je m’étonne que quelque chose soit le cas, on comprend tous ce que cela veut dire de dire que je m’étonne de la taille de ce chien qui serait plus grand que n’importe quel autre que j’ai déjà vu, ou de quoi que ce soit qui serait, dans le sens commun du terme, extraordinaire. Dans tous ces cas, je m’étonne que quelque chose soit le cas, quelque chose que je pourrais concevoir aussi comme n’étant pas le cas. Je m’étonne de la taille de ce chien car je pourrais concevoir un chien d’une autre taille, par exemple de taille normale, taille de laquelle je ne m’étonnerais pas. Dire « je m’étonne que ceci ou cela soit le cas » a seulement du sens si je peux aussi l’imaginer ne pas être le cas. En ce sens, quelqu’un peut s’étonner à la vue, disons, d’une maison qu’il n’a pas visitée depuis longtemps et qu’il aurait imaginée démolie entre-temps. Mais c’est du non-sens de dire que je m’étonne de l’existence du monde, car je ne peux pas concevoir qu’il n’existe pas. Je pourrais évidemment m’étonner que le monde autour de moi soit comme il est. Si par exemple j’avais cette expérience pendant que j’étais en train de regarder le ciel bleu, je pourrais m’étonner que le ciel soit bleu par opposition à quand il est ennuagé. Mais ce n’est pas ce que je veux dire. Je m’étonne que le ciel soit tel qu'il est [I am wondering at the sky being whatever it is]. Quelqu’un pourrait être tenté de dire que ce dont je m’étonne est une sorte de tautologie, à savoir que le ciel soit bleu ou pas bleu. Pourtant c’est du simple non-sens de dire que quelqu’un s’étonne d’une tautologie. Maintenant la même chose s’applique à l'autre expérience que j’ai mentionnée, à savoir celle de l’absolue sécurité. Nous savons tous ce que cela veut dire dans la vie quotidienne d’être en sécurité. Je suis en sécurité dans ma chambre, là où je ne risque pas de me faire renverser par un bus. Je suis en sécurité quand j’ai eu la coqueluche et donc que je ne peux plus l’attraper. Être en sécurité veut en général dire qu’il est physiquement impossible que certaines choses m’arrivent et donc dans ce sens cela relève du non-sens de dire que je suis en sécurité quoi qu’il arrive. Encore là, il s’agit d’un abus de l’expression « en sécurité », de même que l’autre exemple était un abus des mots « existence » ou « s’étonner ». Maintenant, j’aimerais surtout vous faire comprendre le fait qu’un certain abus de langage caractérise toutes nos expressions éthiques et religieuses. Toutes ces expressions semblent, prima facie, être simplement des analogies [similes]. Ainsi il paraît que quand nous utilisons le mot juste [right] dans un sens éthique, malgré le fait que ce que nous voulons dire n’est pas juste dans le sens trivial, c’est pourtant quelque chose de similaire, et quand nous disons « C’est un bon gars », malgré le fait que le mot ici ne veut pas dire ce qu’il veut dire dans la phrase « C’est un bon joueur de foot », il nous semble qu’il y aurait quelque similarité. Et quand on dit « La vie de cette personne avait de la valeur » on ne l’emploie pas dans le même sens dans lequel on le ferait si on voulait parler de quelque bijou de valeur, mais il nous semble qu’il y aurait là une sorte d’analogie. Maintenant tous les termes religieux semblent dans ce sens être utilisés comme des analogies ou de manière allégorique. Car quand on parle de Dieu en disant qu’il voit tout et quand on s’agenouille et on le prie toutes nos expressions et nos actions semblent faire partie d’une grande et élaborée allégorie qui le représente comme un être humain d’un grand pouvoir dont nous essayons de gagner la faveur, etc. etc. Mais cette allégorie décrit également l’expérience à laquelle je viens de faire référence. Car la première d’entre elles est, je crois, exactement ce à quoi faisaient référence les gens quand ils disaient que Dieu avait créé le monde ; et l’expérience de la sécurité absolue a été décrite avec l’idée que nous nous sentons en sécurité entre les mains de Dieu. Une troisième expérience du même type est celle de se sentir coupable, et encore une fois cela a été décrit avec la phrase selon laquelle Dieu désapprouve notre conduite. Ainsi en ce qui concerne le langage éthique et religieux il paraît que nous utilisons constamment des analogies. Mais une analogie doit être l’analogie de quelque chose. Et si je peux décrire cette chose au moyen d’une analogie je devrais pouvoir aussi laisser tomber l’analogie et décrire les faits sans elle. Maintenant dans notre cas, aussitôt on essaie de laisser tomber l’analogie et d’énoncer simplement les faits qui se trouvent derrière elle, on voit qu’il n’y a pas de tels faits. Et ainsi ce qui au premier abord semblait être une analogie, apparaît maintenant comme n’étant que du simple non-sens. Maintenant, les trois expériences que je vous ai mentionnées (et j’aurais pu en ajouter d’autres) semblent avoir, pour ceux qui les ont vécues, par exemple pour moi, en un certain sens une valeur intrinsèque, absolue. Mais quand je dis que ce sont des expériences, je dis certes aussi que ce sont des faits ; elles ont eu lieu à un endroit et à un moment, ont duré un certain temps et sont par conséquence descriptibles. Et de par ce que j’ai dit toute à l’heure je dois admettre que c’est du non-sens de dire qu’elles ont une valeur absolue. Et je vais ajouter encore plus d’acuité à ce que je veux montrer en disant qu’« il s’agit du paradoxe selon lequel une expérience, un fait, aurait une valeur surnaturelle ». Or je serais tenté de résoudre ce paradoxe de la manière suivante. Permettez-moi de considérer encore une fois notre première expérience de l’étonnement de l’existence du monde et laissez-moi la décrire d’une manière légèrement différente ; on sait tous ce que l’on appellerait miracle dans la vie quotidienne. Il s’agit évidemment d’un événement dont nous n’avons jamais jusqu’à présent vu rien de pareil. Maintenant supposons qu’un événement comme celui-là se produise. Prenez par exemple le cas où quelqu’un d’entre vous se voyait pousser une tête de lion et commençait à rugir. Certainement cela serait décrit comme une chose extraordinaire, j’imagine. Maintenant aussitôt que nous nous serions remis de notre surprise, je suggérerais d’appeler un médecin pour soumettre ce cas à une enquête scientifique et, n’était le risque de le faire souffrir, pour pratiquer une vivisection. Et où serait passé le miracle ? Car il est clair que quand nous regardons la chose de cette manière tout ce qu’il y a de miraculeux disparaît ; sauf si ce que nous voulons dire par ce terme est simplement qu’un fait n’a pas encore été expliqué par la science, ce qui à son tour veut dire que nous avons jusqu’à présent échoué à réunir ce fait avec d’autres dans le cadre d’un système scientifique. Cela montre que c’est absurde de dire « La science a prouvé qu’il n’y a pas de miracles ». La vérité est que la manière scientifique de regarder un fait n’est pas la manière de le regarder en tant que miracle. Parce que vous pouvez imaginer n’importe quel fait vous voulez, il ne sera pas miraculeux en soi dans le sens absolu de ce terme. Car nous venons de voir que nous pouvons utiliser le mot « miracle » dans un sens relatif ou dans un sens absolu. Et je vais maintenant décrire l’expérience de l’étonnement de l’existence du monde en disant : c’est l’expérience de regarder le monde comme un miracle. Maintenant je serais tenté de dire que la bonne expression dans le langage concernant le miracle de l’existence du monde, qui n’est pourtant pas une proposition dans le langage, est l’existence du langage lui-même. Mais alors qu’est-ce que cela veut dire, de se rendre parfois compte de ce miracle et parfois non ? Car tout ce que j’ai dit en passant de l’expression du miraculeux au moyen du langage à son expression au moyen de l’existence du langage, tout ce que j’ai dit est encore une fois que nous ne pouvons pas exprimer ce que nous voulons exprimer et que tout ce que nous disons sur l’absolument miraculeux demeure du non-sens. Maintenant la réponse à tout cela va paraître absolument claire à plusieurs d’entre vous. Vous allez me dire : Eh bien, si certaines expériences nous tentent constamment de leur attribuer une qualité que nous appelons valeur et importance absolues ou éthiques, cela montre simplement que par ces mots ce n’est pas du non-sens que nous voulons exprimer, et qu’après tout ce que nous voulons exprimer quand nous disons qu’une expérience est absolue est simplement un fait comme d’autres faits et que tout cela se réduit au fait que nous n’avons pas encore réussi à trouver l’analyse logique de ce que nous voulons exprimer avec nos expressions éthiques et religieuses. Maintenant à chaque fois que cela m’est rétorqué je vois tout de suite, clairement, comme si c’était par un foudroiement de lumière, que non seulement aucune description à laquelle je pourrais penser ne serait susceptible de décrire ce que je veux dire par valeur absolue, mais aussi que je rejetterais toute description signifiante que quiconque serait susceptible de proposer, ab initio, en raison de sa nature signifiante [on the ground of its significance]. C’est-à-dire : je vois maintenant que ces expressions insensées [nonsensical] n’étaient pas insensées parce que je n’avais pas trouvé les expressions correctes, mais parce que leur non-sens [nonsensicality] était leur essence même. Tout ce à quoi je tends moi autant que quiconque d’autre a jamais essayé d’écrire ou de parler d’Ethique ou de Religion est de se heurter aux limites du langage [run against the bounderies of language]. Cet acte de courir contre les parois de notre cage est parfaitement, absolument sans espoir. L’Ethique, dans la mesure où elle désire dire quelque chose sur le sens ultime de la vie, le bien absolu, l’objet de valeur absolu, ne peut pas être une science. Ce qu’elle dit n’ajoute rien à notre connaissance d’aucune manière. Mais elle témoigne de l’existence d’une tendance de l’esprit humain que moi personnellement je ne peux m’empêcher de respecter profondément et que je ne ridiculiserais pour rien au monde.



  1. Extrait de la préface l’édition originale.
  2. Le texte qui manque concerne des textes de l’édition originale de référence qui ne sont pas reproduits dans la présente traduction.
  3. Hamlet à Rosenkranz : « C’est qu’alors le Danemark n’est point une prison pour vous ; car il n’y a de bien et de mal que selon l’opinion qu’on a. Pour moi, c’est une prison » (“Why, then, ’tis none to you, for there is nothing either good or bad, but thinking makes it so”). William Shakespeare, Le second Hamlet, Scène VII, trad. François-Victor Hugo, Œuvres complètes de Shakespeare, Pagnerre, 1865, 1, p. 258.
  4. Le terme anglais nonsense, important pour la philosophie analytique et la philosophie du langage, signifie à la fois « non-sens » (dans le sens d’énoncé dénué de sens), « absurdité » (dans le sens large d’énoncé qui contredit les règles logiques) et « sottise ». La traduction française opte souvent pour l’expression « dépourvu de sens » mais nous avons choisi d’utiliser le terme non-sens qui reste au plus près du mot utilisé par Wittgenstein. (N.d.T.)

 



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